jeudi 28 février 2008

La traversée du Zanskar au jour le jour

Arrivé à New Delhi, je m’attendais au pire et je ne fus pas déçu. Un taxi qui a tenté lourdement et sans succès de m’emmener dans un hôtel où il touche une commission, aussi collant qu’une mauvaise mouche, les rabatteurs tout aussi collant que les rickshaws, les cireurs de pompes habiles à salir vos chaussures d’un guano contenu dans une petite poire, la drogue, les mages à la Francis BLANCHE, un vieux Delhi sale mais plein de vie et parfois un parfum d’épices perce l’oppressante odeur de pollution et de détritus. Quand on voyage seul, l’arrivée dans un pays lointain est toujours délicate celle-ci l’est particulièrement. La fatigue aidant, je pousse un coup de gueule contre un rickshaw et regagne mon hôtel rapidement. Demain, je pars pour l’Etat du Jammu-Cachemire par une ligne intérieure Delhi Leh, capitale du Ladakh.
J’ai décidé de faire la grande traversée du Zanskar en solo, 17 jours de marche en haute montagne à travers un désert minéral. La rigueur de l’hiver a gelé les traditions ancestrales de cette petite partie de la chaîne himalayenne. Elle est l’un des derniers bastions du bouddhisme traditionnel. Le découvrir, c’est remonter dans le temps. Le choix de la découverte en solo est volontaire, il permettra un engagement physique et psychologique intense et surtout une immersion plus aisée dans la culture locale.


Après le survol des contreforts himalayens, l’avion réalise l’exploit d’atterrir au cœur de la gigantesque muraille. Leh est une ville commerçante à 3400m d’altitude, une oasis de verdure. Des générations laborieuses ont réalisé le tour de force de canaliser l’eau pour irriguer les cultures en terrasse. Des agences de trekking y proposent d’organiser votre randonnée à grand renfort de guides locaux, de mules et de cuisiniers inspirés.
À l’arrivée, je suis frappé par la pureté de l’air qui transporte un doux parfum de neige et de sève. Sur les hauts de Leh, se trouve un joli Gompa (monastère) au pied duquel sommeille la vieille ville. Le marché anime le tout. On y trouve des vivres, des vêtements, l’artisanat local et même des oiseaux pour tirer les cartes du destin avant de rentrer dans leur cage.
Les sommets m’entourent et me défient de leur hauteur et de leur éloignement. Susceptible et impatient, je prendrai le bus le lendemain matin pour Lamayuru (3500m), ville de départ.


J’y arrive en plein préparatif du grand festival bouddhique annuel. Autour du temple, c’est l’effervescence. Le festival a lieu dans deux jours. Un lama italien surveille les préparatifs. Il a l’air d’autant plus agité qu’un Rinpoché doit arriver d’un instant à l’autre. Deux lama en moto portant l’étendard bouddhique font leur entrée, suivis d’une jeep. Une ribambelle de jeunes tapas poursuivent le cortège dans son halo de poussière. Notre Rinpoché d’en descendre et d’échanger la Khata (écharpe, symbole de courtoisie et de bénédiction). Je les suis jusqu’au Gompa où l’on me prie de bien vouloir prendre congés. Les portes se referment sur leur mystère.
Il me faut trouver le départ du trekking, ce n’est pas une mince affaire. Lorsqu’un étranger me demande la direction pour le village le plus proche, je lui indique la route et pas le chemin à travers la campagne. À Lamayuru, c’est la même chose. Sur ma carte à l’échelle 1/350 000, je ne peux distinguer si le chemin commence à gauche ou à droite du village. Evidemment pour ma première tentative, je prendrai la mauvaise direction. Je trouverai le début du trek le lendemain, annoncé par trois jolis chortens. J’ai une furieuse envie de commencer maintenant, le chemin, la nature, l’isolement tout m’appelle. Je me fais un petit plaisir et grimpe jusqu’au Prinkti la, 3746 m (« la » veut dire col en zanskari). J’y passerai de longs moments à contempler et à croquer la chaîne immense sur laquelle se poursuivent les ombres des nuages. J’y rencontre Tashi qui a accompagné sa famille au festival de Lamayuru. On tape la discute, on grille une biri puis il m’invite chez lui à Photoksar. Le rendez-vous est pris à trois jours de marche d’ici. Pour l’heure, il est temps de redescendre et de faire un dernier gros repas avant le départ. Au menu, shengtia dal ou lentille au riz.


Premier jour de marche : Lamayuru – Wanla 3h

Ça y est, c’est pour aujourd’hui. Après trois mois de préparation, d’entraînements physiques et de mise en garde, le chemin est à mes pieds, il n’y a « plus qu’à ». Il n’y a qu’à être à la hauteur des objectifs que je me suis fixé, il n’y a plus qu’à s’attaquer au Prinkti la. Il n’y a plus qu’à juguler l’euphorie du départ, l’altitude et le poids de mon sac oblige. J’endosse mon sac à dos, 16 kg de vêtements pour supporter une amplitude de température de zéros à quarante degrés, une gourde de trois litres, un sac de couchage (-8°) et un sur sac pour les nuits à la belle étoile, une légère trousse à pharmacie pour les menus bobos, les troubles digestifs et maux de tête, quelques rations de survie, une bonne carte, une boussole, un lexique français-zanskari. J’attrape mon bâton de marche et me voilà parti.


Je salue avec révérence mes trois chortens d’hier en les croisant sur ma droite. Rapidement, l’environnement donne le ton de la première partie du trekking : une roche torturée, les strates à la verticale alternent des couches violettes et un camaïeu ocre jaune. Wanla est à trois heures de marche, ce sera ma première étape.
J’atteins facilement le Prinkti la et redescends sur Wanla.

La chaleur dépasse les trente-cinq degrés, je colle mes bras contre mon torse pour profiter de l’ombre portée de mon chapeau. La réverbération de la roche me remémore le souvenir d’une gentille compatriote qui m’a donné une paire de lunette de soleil en remplacement des miennes perdue. L’environnement semble hostile à la vie, pourtant elle est bien là et exploite la moindre faille de l’austérité montagneuse. Une petite source et c’est un feu d’artifice de verdure que surveille un fier Baral. Le chemin se poursuit le long d’un cours d’eau jusqu’à Wanla, magnifique petit village que domine son Gompa.


Le premier regard accroché me conduit jusqu’à chez lui pour y passer la nuit et partager le repas (entre 150 et 200 roupies la chambre, le repas du soir et du matin). La maison abrite une grande famille composée des grands-parents, parents, enfants, belles sœurs et amis le tout dans le joyeux braillement du petit dernier. Celui-ci me fera prendre conscience à sa mine ostensiblement écœurée qu’il est très sale de se moucher dans un tissu et de remettre le tout dans sa poche, alors qu’il est si simple de tout balancer au sol.
La chambre d’ami est un grand pièce d’entrepôt au confort spartiate mais amplement suffisant. Je rejoins la famille dans la pièce large pièce principale, située au centre de la maison, elle a de multiples usages : cuisine, salle de séjour, chambre à coucher familiale. Elle est baignée dans une douce obscurité que barre trois rais de lumière. La fraîcheur de la pièce et le tchail (thé noir au lait) finissent de me réhydrater. Après avoir tourné avec curiosité et un amusement partagé nous prenons le repas en famille, une recette traditionnelle, petit boudin de tsampa coupé en morceau et cuit dans un bouillon de légume parfumé au curry. C’est relevé et très agréable.
Après le repas, les jeunes filles comme toutes les jeunes filles du monde se mirent dans le miroir et rivalisent de grâce dans le port de leur foulard. Le grand-père observe le manége. Il porte la tenue traditionnelle, un long manteau de laine claire (elle peut aussi être bordeaux ou noire) serré à la taille par une pièce de tissu de couleur rouge. Il passera la majeure partie de la journée à égrainer son missel en récitant le mantra sacré « om mani pémé hum ».
Lors de la visite du Gompa, je réalise d’être plongé dans un pays d’histoire conjugué au présent. Assis dans un coin, j’observe un tapa en pleine prière. Il est entouré de statues qui disparaissent dans l’obscurité. Les incantations sont psalmodiées à rythme cadencé, envoûtant. Ce petit espace chargé d’odeur d’encens est en dehors du temps. La scène aurait pu se dérouler il y a 400 ans tout aurait été à l’identique. Le même Gompa, la même tenue, les mêmes Soudras, les mêmes parfums. Lorsque je décide enfin de quitter cette brèche temporelle, un jeune tapa me ramène à la réalité, 40 rp pour la visite du temple., le gompa bisness est partout.
Le repas du soir est ponctué par la visite des membres de la famille. Ils sont partis de Photoksar ce matin. La petite fille qui les accompagne à l’air fatigué. Je mettrai deux jours pour faire le même chemin.



Deuxième jour de marche : Wanla-Honupatta 7h

Vers 9h00, je quitte la gentille famille en ébullition. Elle se prépare pour le grand festival bouddhique. Je me plonge dans l’effervescence du petit village autour du départ d’un camion pour Lamayuru. Dans la benne, une couche de pèlerins, une couche d’énormes sacs, quelques meubles offerts en offrandes au monastère, un dernier conseil d’un mari à sa femme écrasée, et le camion s’en va dans un nuage de poussière, je pars dans la direction opposée, vers Honupatta. Je suis la rivière Yapola une bonne partie de la matinée. Puis la piste s’arrête face à la montagne qui lui livre une glorieuse bataille. Mais où est le chemin ? Croyant l’apercevoir un peu plus haut, je commets l’imprudence de tenter l’aventure en coupant à travers tout. Le terrain instable qui se dérobe sous mes pieds aura rapidement raison de mon courage original, j’en suis quitte avec une sacrée frousse et un mal de crâne tenace.

Le chemin se poursuit dans une gorge aux falaises abruptes. La rivière a eu la coquetterie d’y tailler des arches naturelles. Je croise des familles entières qui ont répondu au plus grand rendez-vous bouddhique de la région (dix Rinpochés à Lamayuru, l’événement est de taille), du petit bébé installé dans une hotte en osier jusqu’au vieillard fatigué. Les plus âgés ont tous la tenue traditionnelle. Le long manteau de laine pour les hommes, les femmes y ajoutent un gilet épais et sans manche. Elles arborent de jolis colliers et tours d’oreille en turquoise, perles naturelles et corail. Une tranche de conque fait office de bracelet, blanc éclatant sur le noir de leur tunique. Une peau de chèvre accrochée aux épaules leur tombe sur le dos, et protége leur vêtement du frottement de leur charge. Leur chapeau bicorne est recouvert de soie et échancré sur le devant. Ils le portent volontairement de côté ce qui leur donne un petit air frondeur sympathique. À chaque rencontre, on se salue, « djulé ! », on s’interroge, d’où viens-tu, où va tu et on fait de grands yeux en apprenant que je suis seul (tchik po) sans guide ni horse man. Je les rassure en leur montrant ma carte, ils soupèsent mon sac du regard, discutent entre eux. Ils sont souvent étonnés de me voir porter un sac à dos lourd. Les Zanskaris, à l’inverse des Népalais qui disparaissent sous leur charge, ont souvent une bête de somme. En tant que touriste, ils me savent plus riche qu’eux, j’ai donc les moyens de louer une mule et ma démarche les déroute un peu. Puis on se quitte sur un large sourire suivi d’un « djulé, djulé ».
Le chemin oblique sur la gauche et suit un affluent de la Yapola jusqu’à Honupatta.
Les flocons de riz acheté à Leh avaient le goût de chèvre, je n’ai jamais mangé de chèvre, mais si elle a le goût de flocon de riz ce ne doit être bon. Bref, j’ai l’estomac vide, et la chaleur liguée à la luminosité m’ont rendu cette deuxième journée de marche exténuante. Le décalage horaire n’est peut-être pas encore passé (je suis en Inde depuis 4 jours) et l’altitude se fait aussi sentir, Honupatta est à 3720 m.
Malgré la beauté des paysages, c’est avec soulagement que je mets fin à cette marche. Un petit Guesthouse improvisé à la sortie du village m’a accueilli pour la nuit. L’agencement des pièces est sensiblement le même. Une grande sale centrale où trône le foyer souvent décoré. Une belle collection de marmites posées sur les étagères murales et l’incontournable thermos aux motifs fleuris. Une percée au plafond noirci de suie, laisse s’échapper la fumée. Les posters sur les murs me laissent pensif. Puisque je suis parisien, on me demande si j’y reconnais ma ville. Je réponds oui, ne sachant pas comment expliquer la présence surprenante du Fuji-Yama en arrière-plan de la Tour Eiffel. Mon hôte ne cesse de remplir ma gamelle de riz et de lentille malgré mes protestations et je vais me coucher, l’estomac plein, fourbu et le sourire aux lèvres.


Troisième jour de marche : Honupatta – Photoksar 7h

Aujourd’hui, je dois franchir un col, le Sis sir l’à 4800 m, c’est à quelques mètres près la hauteur du Mont Blanc. Je quitte le Guesthouse avec quelques provisions pour le repas du midi, biscuits et barres chocolatées. Honupatta marque l’entrée d’une large vallée. Le chemin bien tracé et relativement plat mène sans encombre au pied du Sissir la. Et l’ascension commence. Je prends garde de ne pas être en dette d’oxygène pour ne pas déclencher de maux de tête. Je m’arrête régulièrement pour reprendre mon souffle. Le raidillon du dernier tiers est éprouvant, mais le spectacle du sommet efface toutes mes peines. Les montagnes parmi les plus hautes du monde sur 360°. C’est une beauté sauvage, dure, fouettée par un vent puissant. Je cherche d’autre sens pour me repaître de la puissance dégagée du paysage. J’ai envie d’étendre mes bras pour embrasser tous ces sommets.


Sur la descente pour Photoksar, je croise de grosses marmottes qui profitent de la courte belle saison pour s’engraisser avant l’hiver.
A Photoksar, mon ami Tashi rencontré deux jours plus tôt sur le Prinkti la, m’ouvre sa porte. Il me loge dans une chambre qu’aucun quatre étoiles luxes ne peut égaler. Je ne parle pas du confort évidemment mais de la vue. Une grande véranda sur l’Himalaya ! La maison et presque vide, toute sa famille sauf son père, sa femme et ses deux enfants, est au festival de Lamayuru. On parle de la famille dans un zansakari-anglais restreint. Tashi qui n’arrive pas à prononcer mon prénom, me rebaptise. Désormais, je m’appellerais Kontchok, nom emprunté à une divinité. Son père acquiesce d’un sourire bienveillant. On fume des biris en cachette, son père l’en interdit (Tashi a 25 ans). Tandis que je dessine le petit village, les villageois viennent me voir et commentent allégrement le croquis. Le père de Tashi est heureux d’y voir figuré sa maison, il scrute le dessin un long moment avec un sourire de satisfaction. Lorsque je lui demande son âge, il doit effectuer une soustraction à partir d’un calendrier bouddhique avant de me répondre.
On partage le repas du soir tout en se grattant les piqûres de puces. Après manger, Tashi et son père s’évertuent à écrire leur nom en écriture romaine et s’émerveillent de ma rapidité d’écriture.
Tashi file la laine de Yack avec une quenouille, son fils s’endort doucement, sa femme finit de ranger les gamelles, quelques braises rougeoient dans le foyer.
Selon les enseignements bouddhiques, seul l’instant présent est éternel, je viens de vivre une éternité en leur compagnie.



Quatrième jour de marche : Photoksar – Pied du Sengge la 7h

6h30 : Tashi rentre brusquement dans la chambre, attrape une biri, me lance un regard complice et disparaît. Son père doit avoir le dos tourné.
6h45 : celui-ci remplit ma tasse de tchang, bière locale à base de grains d’orge macérés dans l’eau pendant sept jours. Légèrement alcoolisé, il a le goût de cidre éventé et âcre.
7h00 : premières crampes d’estomac.
7h30 : une boulle de papa (tsampa bouilli) trempée dans un lassi relevé à l’ail aura raison de mes crampes.
8h30 : Tashi me serre chaleureusement la main et me répète qu’il me faut revenir souvent tandis que son père écrase une vieille biri que j’avais laissé traîner.
Je ne les oublierai jamais.
Aujourd’hui, j’ai deux cols à passer : le Bumikse la (4200m) et le Sengge La (5060m).
Le premier est situé sur la rive opposée à Photoksar, un raidillon, une légère pente et m’y voici rendu. Le Bumikse la débouche sur une large vallée que je suis sur toute sa longueur pour déboucher au pied du Sengge la, abruti de chaleur, rôti par le soleil qui a la malicieuse idée de se placer juste à ma verticale. Un dernier raidillon et me voilà à 5060m., au niveau des neiges éternelles, juste en dessous de la couche nuageuse. Les montagnes s’étendent à perte de vue, je suis au milieu de la chaîne himalayenne, au centre de mes rêves d’enfants. Je suis tellement heureux que j’en ris dans le vent, un chorten m’accompagne en faisant claquer ses bannières.
Je redescends le col et décide de passer la nuit à la belle étoile à l’abri d’un rocher. Le prochain village est trop loin, j’ai eu ma part de bonheur pour aujourd’hui. La nuit tombe et le ciel s’illumine sous la voie lactée. La lune se lève, si brillante qu’ il est impossible de la regarder en face.


Cinquième jour de marche : Pied du Sengge La - Lingshed 5h

Cela fait aujourd’hui une semaine que je suis en Inde, j’ai l’impression que ça fait un mois. L’absence de repère est une jouissance, chaque jour est une découverte, une rencontre forte d’échange, je ne sais pas exactement où je vais et c’est un plaisir de se sentir géographiquement perdu, ça me maintient tous les sens en éveil. Il n’est plus nécessaire de décrocher pour échapper à une réalité que je refuse, je suis là, je suis entièrement présent.
Un Zanskari me demandera un jour pourquoi les touristes viennent dans son pays et qu’ils le trouvent beau. Certes ils y sont attachés mais l’aridité du Zanskar leur rend la vie dure. Il est difficile de fertiliser les terres, l’hiver, long et rigoureux, les coupe du monde neuf mois par an, certains de leurs enfants n’ont pas accès à la scolarité, il n’y a pas de végétation… Pour moi qui ne suis que de passage, c’est un bonheur égoïste, certainement, mais réel.

Une légère descente me mène au Kiupa la (4200 m), en face, derrière une épaule, le Murgum la (4100 m), entre deux à 3840m le village de Gongma, entouré de cultures soigneusement entretenues. Je pousse un soupir et dévale le raidillon jusqu’à Gongma, pour enchaîner sur l’ascension du Murgum la. Sur ma gauche, s’ouvre la splendide vallée du Nuraq, l’autre rive du Zanskar. Un cavalier qui me suivait depuis un bon moment finira par me dépasser et de m’encourager par un « you are speed : ». I’m surtout hangry et pas mécontent de déposer mon sac au tea-shop de Lingshed, j’y resterai deux jours. Le sympathique tenancier m’accueillera avec une énorme assiette de riz aux lentilles. Pour le soir, il me propose de dormir sous un hall mais pour l’heure, il me presse de me rendre au gompa armé de ma tasse.
Les villageois s’y sont donné rendez-vous, et tous ont revêtu leur tenue festive. Les femmes portent le perak, chapeau à grandes oreilles garnies d’astrakan, un rabat de toile rouge qui recouvre leur tête est piqué de turquoise. Le nombre et la qualité de celle-ci préjugent de la fortune familiale. La turquoise est appréciée des femmes comme des hommes pour ses couleurs et ses vertus magiques. La pierre a le pouvoir de capturer les esprits malins qui nous entourent et le talisman devenu prison se colore légèrement de jaune.
Loin d’adopter une attitude introvertie qui saillerait mieux au lieu, on s’interpelle, on mange, on rit, les gamins sautent d’excitation.

Un lama m’accueille et m’informe qu’ils fêtent la clôture de leurs travaux religieux. Chaque année il renouvelle le thème de leurs travaux. Cette année, ils ont sorti de leur sommeil, plus de 200 vieux parchemins, qu’ils ont étudiés pendant 15 jours. Ces documents sont des rescapés du Tibet occupé, transportés à dos de mule à travers les montagnes, ils ont échappé à un autodafé anonyme. Ils ont plus de mille ans selon mon interlocuteur (?). Il m’invite à s’asseoir à ses cotés. Des moines passent dans les rangs, un large plateau à la main, et distribuent des boules de papa de 200g qu’il me sera impossible de terminer. À l’image de mon estomac distendu, les tasses doivent toujours être remplies de thé beurré.

Lorsque s’achève la fête religieuse, commence la fête païenne à l’extérieur du Gompa : musique, danse et bière locale. D’un sourire, on m’invite à tendre ma tasse, une noix de beurre est déposée su le rebord avant de la remplir de tchang (30cl). Faisant fi de mes réticences abdominales, je vide le godet et le cache dans ma poche. Avec un sourire railleur, un Zanskari qui a repéré mon manége parvient à le remplir à nouveau et l’assistance s’en amuse. La nuit tombée, je roule jusqu’à ma couche, incapable de m’allonger, je resterai assis à écouter les grondements sourds et continus des radongs (longues trompes télescopiques).


Le lendemain, je me rends de nouveau au gompa pour le dernier jour de fête. Sur une musique lancinante, les villageois exécutent leurs danses rituelles tandis que je vide ma troisième tasse de thé beurré, accompagnées de papa et de chapati (galette locale). Enfin sonne l’heure de rentrer les livrets, bien à l’abri d’une salle soigneusement fermée. Les enfants et les hommes se précipitent pour avoir l’honneur et la joie de porter un de ces précieux documents.
Un lama m’en tend un. Je m’en saisis avec le respect dû à un manuscrit historique. Je caresse l’étoffe safran qui le protége de la poussière en imaginant la profondeur de la réflexion qu‘il contient.
Puis je prends conscience de la tâche qui m’a été confiée. Avant de déposer le manuscrit sur ses étagères, il doit faire une dernière fois le tour du gompa. Les pieux villageois se sont agenouillés le long du parcours et attendent que je les bénisse en passant les écrits saints au-dessus de leur tête. Moi qui n’ai jamais croqué d’hosties que lorsque je les ai chapardées, me voilà investi d’une office dont j’ignore tout. Mais c’est avec toute mon âme et tout mon cœur que je mènerai ma mission à bien.


Pantelant, je rejoins mon ami le Lama Sonam dont j’apprécie les peintures murales et qui apprécie mes dessins, il s’empressera d’aller quérir une interminable théière et de lourdes papas.



Sixième jour de marche : Lingshed – Snertse 7h

Après trois heures de marche depuis Lingshed, j’aperçois deux petits tas de chiffons dans la montagne. Une grand-mère et sa fille surveillent un petit troupeau de chèvres. La vieille dame, le visage buriné, me convie à les rejoindre. Hier elle m’a vu au gompa de Lingshed et m’a pris pour un lama. Le sens de l’accueil chevillé au corps, elle m’offre des chapatis rassis, conservés dans la tsampa, c’est tout ce qu’elles ont pour leur repas. On plonge les galettes dans un thé clair pour les ramollir un peu. Je leur donne un paquet de biscuits et un caramel cacahuète à la petite qui le regarde avec inspiration. Elle en casse un petit bout pour sa grand-mère avant de le ranger soigneusement dans sa poche. La petite dame me décroche un large sourire, ses petits yeux noirs pétillants de vie disparaissent derrière deux fentes espiègles.
Les 4700m d’Hanuma la ne se laissent pas gravir facilement. La pente est raide et la chaleur étouffante. Il me faut volontairement accélérer ma respiration pour ne pas être essoufflé. Mais voici le sommet et son lot de merveilles.


La descente vers Snertse suit un petit torrent. Au détour d’un virage, je tombe sur un cheval agonisant dans le ruisseau. J’apprendrai plus tard qu’une pierre s’est dérobée sous son poids et son corps a basculé dans le vide. Le horseman a bien essayé de le retenir, trop lourd, il a dû abandonner. Il s’est brisé les reins sur les rochers en contrebas. Je sais le seul réconfort valable que je dois lui prodiguer mais n’en ai pas le courage. Je lui mouille la bouche, lui parle, le caresse inutilement puis lui tourne le dos piteusement. La journée s’achève maussade.
Snertse tient plus de l’étable que de l’abri. J’ai poliment accepté sans joie, l’invitation d’un groupe d’Indo-américains. L’un d’eux assoiffé d’avoir fumé le hachisch, ordonne à son guide d’aller lui chercher de l’eau. Celui-ci, assoupi, ne bouge pas. Il lui jette alors la bouteille au visage en lui criant qu’il le paye pour ça ! La journée s’achève, maussade.


Septième jour de marche : Snertse – Hanumil 6h

Il fait gris, d’ailleurs il fait gris partout, je pense au cheval. Le ciel est bas, je ne vois rien et j’ai mal aux pieds. Le Parfi La 3900m offre une vue imprenable sur le gris. Une pluie battante achève le tableau d’une journée qui commençait mal. Le sol est une patinoire. Je dois retirer mes jambes de pantalon et mes chaussures trois fois pour franchir les cours d’eau. Je suis trempé et grelotte de froid. Puisqu’il n’y a rien à voir et que le froid commence à m’engourdir les doigts, je fonce tête baissée jusqu’à Hanumil (deux maisons). C’est avec soulagement que j’y trouve une chambre et un plat chaud.
Pourtant je ne m’y sens pas vraiment à l’aise. Le regard de mon hôte est trop brillant, son fils, qui a un joli visage tibéto-birman sous une couche de crasse encore inégalée, se jette régulièrement au sol en hurlant, se griffant tandis que son aîné de frère lui balance des coups de pieds au ventre en me souriant.


Dans l’après-midi alors que j’étais aussi actif que mon pantalon séchant sur la corde à linge, le père rentre dans chambre, un couteau à la main, scrute l’horizon par la fenêtre. J’y jette un rapide coup d’œil et aperçois le fils aîné démonter le pont qui mène à Pidmo… et le père de s’attaquer rageusement à une motte de beurre de Yak de 25 kg, de lui en arracher une bonne livres. Son forfait accompli, il entrouvre la porte, jette un rapide coup d’œil dans la cour intérieure et disparaît rapidement.


Huitième jour de marche : Hanumil – deux heures de Karcha 10h

Il fait beau et je ne suis pas mécontent de mettre de la distance entre Hanumil et moi. Auparavant, il me faudra remonter le pont.
Pidmo est un agréable petit village entouré de luzerne, tâche verdoyante dans l’univers minéral. Je tiens une forme extraordinaire aujourd’hui et avale les kilomètres qui me séparent de Pischu, pour déboucher sur un vaste plateau morainique fermé au loin par l’imposante Paburgio (5191m). Un vent brûlant soulève des nuages de poussière. Aimanté par la belle Paburgio, je poursuis mon chemin et m’arrête à une heure de marche de Karsha, auprès d’un ruisseau salvateur. La nuit me fait son spectacle et lance ses étoiles à travers la voûte céleste.



Neuvième jour de marche : Karsha – Padum 3h

Mes pieds me font savoir qu’ils n’ont pas apprécié la longue marche d’hier et mon ventre vide gargouille son mécontentement. L’arrivée à Karsha est marquée par un long mur de mani de plusieurs centaines de mètres. Le village s’étage sur une colline qui surplombe la plaine de Padum. C’est le plus grand monastère du Zanskar, construit au douzième siècle, il abrite plus de 150 moines. Padum est maintenant à portée de vue sur l’autre rive de la rivière Zanskar, au pied du Paburgio . C’est la capitale du Zanskar avec mille habitants. C’est le seul village qui réunit temple bouddhique et mosquée. J’y trouverai un agréable repos, le couvert et de délicieuses mangues.


Dixième jour de marche : Padum – Reru 8h

Je reprends la route pour la deuxième partie du trekking. Le paysage a changé, les couleurs ne sont plus les mêmes. Le camaïeu d’ocre rouge et de violet fait place à l’ocre jaune. Le chemin moins accidenté est plus fréquenté par les touristes. Je croiserai trois à quatre petites caravanes de touristes par jour ( français pour la plupart). L’altitude est toujours la même, mais il n’y a plus de cols à passer avant cinq jours de marche. Je suis étonné de trouver le paysage monotone ! Cela fait quinze jours que je suis en Inde et la solitude finit peut-être par m’être désagréable. La visite du vieux monastère de Bardan est une petite pause dans ma morosité grandissante. À Mune, je préfére la compagnie d’un Zanskari et d’un moine à celle de mes compatriotes brillants et fermés. Leurs interpellations dans ma langue maternelle me portent sur les nerfs. Aussi je décide de poursuivre mon chemin et de trouver un ailleurs plus calme pour y passer la nuit. Une petite clairière dégagée fera l’affaire.


Onzième jour de marche : Reru – Purni 7h

« Qui dort, dîne », je n’ai pas dormi assez cette nuit. Au réveil, je retrouve mes deux pieds douloureux de la veille. Le petit-déjeuner est frugal mais splendide. La lumière rasante s’accroche sur les aiguilles des massifs rocheux, dévalent ses parois et illumine la vallée. La marche peut commencer. Aujourd’hui, j’ai la flemme, pas de défi, pas de col pour me faire avancer, alors je traîne la patte jusqu’à un tea-shop à une heure de marche de Purni. Comme le ciel est incertain, le tenancier accepte de me loger dans l’arrière-boutique en terre battue qu’il venait juste d’arroser pour éviter la poussière. Il me demande de bien fermer la boutique de l’intérieur, de ne pas sortir la nuit en laissant la porte ouverte. Lorsque je le questionne sur les raisons de son inquiétude il m’explique qu’il y a des Népalais par ici, « Népali people, bad men !». Les Népalais en Inde : quand ils ne sont pas cuistots ou guides (rarement) venus passer la saison touristique au Ladakh (juin, juillet, août) avant de poursuivre par celle du Népal (mai, septembre, octobre), ce sont de pauvres traîne-savates, bêtes de somme qui n’ont que leur force déclinante à vendre. Les premiers rentrent chez eux les poches pleines, les autres dorment dans les gares, petits tas craintifs et sales. Ils retourneront dans leur famille dans quatre ou cinq ans, spoliés, humiliés, malades. Tous sont attirés par la roupie indienne, plus forte que la roupie népalaise.
Mais comment demander aux Zanskaris d’accepter ces malheureux quand leurs moines, parmi les plus sages, refusent de se rendre dans le district du Ladakh.


Douzième jour de marche : Purni

L’éducation est parfois un boulet : à 8h00 du matin, j’accepte poliment un verre de tchang que me tend un guide de passage. Je règle ma petite note, 40rp pour dormir dans l’arrière-boutique, une véritable arnaque, et m’élance vers Purni d’un bon pas. Peu avant Purni, je croise deux trekkeurs dans un état déplorable. Les Zanskaris qui vivent à longueur d’année sur place, qui travaillent la terre, ont des vêtements en meilleur état que les leurs. Pantalon déchiré, manche de chemise arrachée, readlocks naissantes… à moins de se faire renverser par un troupeau de Yaks, je me demande comment on peut en arriver à un état pareil. Mais c’est le style de beaucoup de trekkeurs autonomes qui mesurent la réussite de leur voyage à la couche de crasse accumulée. Il est vrai que les strates de sueur de mon T-shirt ne sont pas du plus bel effet mais le respect dû à nos hôtes nous convie à faire un effort.
Sur cette splendide réflexion que je débarque à Purni, en milieu de matinée et trouve refuge dans une des deux maisons abritant une seule et même grande famille. Un bon tchaïl et une énorme assiette de riz aux lentilles me remettent sur la route pour la visite de Puktal à une heure et demi de marche. Sans le poids de mon sac, j’ai la sensation de voler sur les chemins poussiéreux, peut être aussi bien que le petit oisillon que je croise. Affolé, il bat gauchement ses ailes neuves, suffisamment pour atterrir en contrebas, au milieu d’un fleuve furieux et sans égard pour la jeunesse de l’oiseau.
Phuktal est un émerveillement, lorsque au détour d’un virage éclate la splendeur du monastère construit dans une excavation à flanc de falaise, les jambes s’arrêtent. D’incroyables bâtisseurs, mus par une foie superbe ont littéralement accroché un village sur une falaise (12ème s). Les choucas en grand nombre défient le vide dans un vrombissement d’aile. Leurs joutes aériennes semblent ouvrir une autre dimension, un espace libéré de l’apesanteur.


Par chance, des représentants de l’association Aide au Zanskar, férus de culture bouddhique et bien installé à Phuktal me permettront une visite unique du gompa. L’excavation abrite la dernière des trois sources de Phuktal. Un dérèglement climatique (le recul des glaciers au Zanskar est d’ailleurs inquiétant), des hivers cléments, le réchauffement atmosphérique, ont asséché les deux autres sources, et favorisé l’arrivée de chenilles qui ont lourdement endommagé les récoltes sans pour autant atteindre le moral des résidents.
À la verticale de la source rescapée se trouve le seul arbre de l’ensemble du massif qui participe au sacré du lieu par son audacieuse présence.
Un lama nous emmène dans l’arrière-salle d’une pièce annexe au monastère. On y parle à voix basse, on chuchote, ce petit espace abrite dans l’obscurité et l’encens, le panthéon de l’enfer bouddhique. Par dévotion ou par crainte, les statues sont voilées. C’est un lieu de prières tantriques durant lesquelles l’engagement de l’esprit et du corps du méditant est total. La prière récitée par deux lamas au rythme conjugué des tambours, des clochettes et du son saccadés d’un petit tambourin à deux faces est étrangement envoûtante par sa longueur et ses répétitions sonores. Un troisième lama psalmodie d’une voie rauque. Je sens le sol vibrer lorsque sa tête vient le toucher, et pressent avec inquiétude ce que peut être le tantrisme.
Le soleil se couche, il me faut rentrer et quitter la magie du lieu.
Ayant oublié ma lampe torche, je regagne Purni au pas de course. Quelques bières partagées avec les guides locaux et nous voilà partis dans des fous rires tenaces. Mes déboires de touristes les amusent beaucoup, surtout les 40 rp de la nuit dernière. Lorsque je leur précise que mes hôtes, soucieux de la qualité de l’accueil, ont isolé le sol avec la couverture du cheval, ils frôlent l’étouffement. Je rejoins la famille d’accueil pour le repas du soir. Le temps de la cuisson, les tasses des convives se remplissent de tchang. Ici encore elles ne doivent pas être vidées avant la bouteille et je constate que je suis moins long à cuire que la tsampa.


Treizième jour de marche : Purni – Kargyak 6h

Avant de quitter Purni, la maîtresse de maison me vend des oeufs durs et de la tsampa, je n’aurai plus jamais faim jusqu’à la fin de mon trekking. Je suis toujours le cours d’eau de la rivière Kargyak, mais la vallée est plus large, plus aérée, le plateau en altitude me rapproche des sommets et j’ai de nouveau l’agréable sensation d’être une partie de l’environnement, mobile, discret. À l’inverse, il y a deux jours de marche d’ici, je me sentais écraser dans cette interminable vallée encaissée et brûlante. Mon corps est maintenant parfaitement adapté à l’altitude, malgré ma charge, je trotte d’un bon pas sur le chemin de Kargyak (4060 m).
Sept cents kilos de muscle avancent droit sur moi. Fidèle ma fière lignée des hommes du Nord, je me précipite derrière un muret et laisse passer le Yak. Comme je rejoins son propriétaire qui a fini par le rattraper, il me propose de grimper sur le dos de la bête hirsute et nous voilà tous les deux sur le bovidé, qui a docilement regagné son étable sans se soucier des cent trente kilos qu’il portait. C’est un animal docile et extrêmement résistant, indissociable de la vie des peuples de l’Himalaya.
Le ciel se couvre et la température chute brusquement, lorsque tombent les premières goûtes, Kargyak est en vue. J’y fais la connaissance de Lobsang qui m’invite à venir passer la nuit chez lui.
C’est une belle maison avec une grande pièce centrale au plafond percé. L’hiver, lorsque la neige et le froid engourdis les hommes, il aime à y accueillir tout le village comme cela se fait traditionnellement au Zanskar. Il est particulièrement enjoué, et s’échine à faire de trois fois rien, un délicieux repas. Il m’est d’autant plus sympathique qu’il m’appelle Kontchok comme l’on fait comme l’on fait tous les Zanskaris de rencontre depuis Photoksar.
Grand bavard, il m’explique, qu’il est le fils aîné et de par son statut il a hérité de la maison familiale. Mais il a le devoir moral d’y loger ses frères cadets et ses parents. Ses sœurs mariées ont quitté la maison. Vers l’age de sept ans, les frères cadets sont envoyés dans les monastères. La foie n’étant pas toujours de la partie, ils peuvent revenir chez eux, et s’ils décident de se marier, la famille l’aidera à construire la maison du futur couple.
Surpris, je lui demande comment les monastères peuvent accueillir autant de jeunes prétendants à l’Eveil.Il m’explique que les gompas possèdent de nombreuses terres agricoles, souvent les meilleures, cultivées bénévolement par les villageois. Les monastères ont également autorité pour lever l’impôt. Ils sont tous équipés d’une pièce luxueuse exclusivement destinée à l’improbable visite du Dalaï-Lama. Il y a quelques années, le Dalaï-Lama s’est déplacé dans la région et toute la vallée a contribué aux festivités. Certaines familles ont donné jusqu’à 4000 roupies selon Lobsang, ce qui représente une somme plus que conséquente. Cette dernière information finit de réveiller en moi un anti-cléricalisme latent, mais aucune révolte chez Lobsang, ni aucune marque de résignation. Si cette société fonctionne de la sorte, c’est que chaque partie doit y trouver son compte, ou mieux, il n’y a pas deux composants mais une seule et même entité. N’ayant pas tous les éléments, mieux vaut m’abstenir de juger.
Lobsang me propose un Whisky indien, et je comprends toute la signification du mot « tord boyau ». Il y a un gros problème d’alcool frelatée en Inde et l’on relate le cas de familles décimées lors de fêtes arrosées. Remercier son hôte pour le deuxième service avec un métal bouillant dans le ventre n’est pas chose aisée. Mais, il est heureux de verser la dernière goûte dans mon godet, et que selon la coutume, Kontchok sera marié cette année.
Sa femme lui fait remarquer qu’il ne devrait pas fumer quand il boit, il en rit et nos regards s’illuminent d’une virile complicité.


Quatorzième jour de marche : Kargiak – Lakan 5h

Ce matin, Lobsang a de la visite, trois amis viennent se joindre à sa table. Je l’ai connu tous les trois, je les ai rencontrés sur le chemin entre Padum et Kargiak. Les vallées sont des axes de circulation à taille humaine, ce sont des lieux de rencontres et d’échanges. Le temps et la géographie font que les familles du Zanskar implantées depuis des générations dans les mêmes hameaux finissent par se connaître. Il est tout de même étonnant de partager une soupe de fromage de Yak séché avec des convives rencontrées indépendamment les un les autres il y a deux ou trois jours de marche d’ici.
Une nouvelle fois il me faut péniblement couper court au chaleureux accueil avec la sempiternelle question : « les reverrais-je un jour ? ».


À une heure et demi du Kargiak, commencent les doksas (alpages) : un petit campement de fortune de cinq ou six tentes exclusivement réservé aux femmes. Un muret de pierre circulaire d’une soixantaine centimètres de haut, des couvertures en laine de yak tendues sur un faîtage pour le toit, constituent la simplicité de leur abri. Dans un parfait dépouillement, les femmes resteront sur place, pendant toute la durée de l’alpage, baratteront le lait et en réaliseront tous les produits dérivés : beurre jaune et odorant, fromage parfumé mais insipide, et yaourt gras.Poussé par la gourmandise, je débarque dans le campement comme un chien dans un jeu de quilles : à peine suis-je assis dans une de ces tentes pour y déguster du « dyo » (yaourt), qu‘ une dizaine de femmes s’y précipitent. Je n’ai pas encore prononcé mon nom que j’entends des Kontchok dans leurs conversations suivies de petits rires aigus. Je ne suis pas sûr d’être vraiment à l’aise, en short, dans un pays pudique, avec mes jambes de 17 m de long que je sais plus comment plier et mes deux mains gauches. Je renvoie un sourire niais à celles qui me toisent des pieds à la tête et ma contenance trouve son salut dans l’inspection d’un bout de beurre.
Je laisse un paquet de sucre et reprend ma route vers Lakan, abri au pied du Shingo La. Lakan est au creux d’une large vallée morainique, la température chute brutalement dès que soleil disparaît et je rajoute quelques bouses sèches dans le foyer. La nuit venue alors que nous apprêtions à nous coucher, un guide me conseille de garder mon portefeuille sur moi, pire que l’abominable homme des neiges, rodent le Népalis et son acolyte le Ladakhi.



Quinzième jour de marche : Lakan – Zankar-Sumdo 8h

Départ aux aurores après une nuit sans sommeil. Une agréable ascension et j’atteins le point le plus élevé de mon trekking : Le Shingo à 5090m et pas un seul essoufflement. Un troupeau d’anglais braillards et rougeauds terniront la saveur du sommet, je préfère couper court et aborder la descente qui durera deux jours jusqu’à Darcha (point final du trekking).
La morosité me gagne, le trekking touche à son inéluctable fin. « Dernier » est adjectivé à chacune de mes pensées : dernier glacier, dernier sommet, dernière moraine, dernier gué…En fin d’après-midi, je découvre le camp de Zankar-Sumdo sur l’autre rive d’une rivière bouseuse. Le cours central est franchi par un solide pont d’acier et les torrents annexes à pied. En retirant mes chaussures pour m’attaquer au bras de la rivière, je constate avec inquiétude que celle-ci est en pleine crue. Sans perdre un instant j’entreprends la traversée du premier cours d’eau. Dangereusement déséquilibré, je suis contraint de rebrousser chemin au milieu du courrant. Nourri de la fonte des glaciers, le niveau ne cesse de monter, alors je m’élance à nouveau, me servant de mon bâton de marche comme d’une toise, je traverse le torrent en oblique pour être face au courant. Le fond est fuyant et instable, mais le poids de mon sac affermi mes appuis. Enfin je sens le terrain remonté et parviens à m’extraire des flots glacés. Mais pourquoi je ne suis pas resté sur l’autre rive en attendant que la nuit calme les torrents de fonte ?
À l’abri sous une toile de parachute le tea-shop de Zankar-Sumdo est spacieux et bien achalandé mais seule la radinerie de son propriétaire calera ma faim. La civilisation se rapproche.
Je refuse de demander l’autorisation de dormir à l’abri et préfère passer une dernière nuit sous la voie lactée.


Seizième jour de marche : Zanskar–Sumdo Darcha 5h

Je me réveille, le cou ruisselant de rosée, il fait froid, c’est mon dernier jour. Ce soir, je serai à Darcha. Les champs s’agrandissent à mesure que je descends. Je plonge une dernière fois mes mains dans un ruisseau glacé, savoure ses derniers moments d’intimité avec la montagne. Le chemin s’élargit, puis devient piste, puis malodorant dur et noir. Un premier camion me frôle dans un bruit de tôle frappée, il empeste. Je refuse l’invitation d’un chauffeur de bus de m’emmener à Darcha, j’irai jusqu’au bout. Le bout, c’est un luxueux bidon ville, une chaise, une table, un tchaïl, d’interminables convois militaires. Prostré, je regarde mes chaussures qui m’ont porté, jusqu’à en éclater, mes lacets toujours aussi effrontément rouge, mon bâton fier de paraître neuf et droit malgré ce que je lui ai demandé, son sac qui porte la poussière du voyage comme on porte les honneurs. Un bus me dépose à Keylong, et déjà la lassitude disparaît comme des nuages soufflés. L’Asie a ceci de magique qu’elle emporte dans un tourbillon de vie.